mercredi, mars 15, 2006

Cafayate et le sang de Saint Charles

Lundi matin, 7h00. Adosse au rebord de la remorque a raisins tiree par un tracteur d'un autre temps, Julian oscille entre la somnolence et un etat qu'il voudrait eveille, tete tombante, bras croises, paupieres lourdes. L'oeil juste suffisament eveille pour eviter les branches des arbres bordant le chemin. Casquette bleue completee par la capuche de son pull vert. Le visage ferme. Plus tard, un sourire ensoleille viendra decouvrir une dentition eparse, et communiquer le rire et la joie.

A 34 ans, il est l'un des plus vieux cosecheros de la Bodega, "El Abuelo (ou Pijilla)" comme le surnomme amicalement Sebastian ("Piscuy"), 18 ans, son inseparable compagnon. Lui-meme a la recherche permanente du rire et de la bonne replique avec Jorge ("Chichi"), le clown, forte tete comme lui . Ensemble, ils forment un groupe d'une dizaine de travailleurs polyvalents, provenant du meme village et qui se deplaceront toujours avec le travail.

A cet instant, cependant, tous les yeux sont encore remplis de sommeil. La cosecha n'est pas un travail sale, ni dangereux. Pas malsain non plus. Un peu dur pour le dos. Mais il fatigue. A cause des gestes repetes, du rytme que s'infligent les cosechadores, payes a l'unite. Et de la chaleur surtout, presente a chaque pied de vigne. Plus encore sur ces vignes verticales, sans jamais d'ombre, ou si basse. Lentement justement, le soleil eclaire les rares nuages, les premiers sommets rocheux, et les vignes. En meme temps que les brumes tant esperees, se dissipent les voiles des regards. Mercredi, peut-etre. il fera nuageux. L'apres-midi. vers 15h, lorsque le vent thermique se levra. Il pleuvra vers 17h30, juste avant la fin de la journee. Pour l'heure, cueillir. Et penser a rire, a s'extravertir aussi, au son de bruyants "¡Quebranta!", hurles par Sebastian, et repris par d'autres.

Une heure avant la pause de midi, l'un d'entre eux, l'un des moins rapides, quittera la vigne pour aller preparer le repas. Riz avec saucisse. Peut-etre mangeront-ils avec les deux Belges. Pas encore sûr. Deux gringos un peu locos, qui ont decide de partager leur travail. A la bodega, personne ne sait vraiment pourquoi. Mais comme ils semblent s'accrocher, Julian a propose de planter la tente a cote de la maison qu'il partage ici, a Cafayate, a 30 km de chez lui, de San Carlos. Pour economiser le camping. Et parler ensemble.

La semaine prochaine, si Julian convainc assez de monde, surtout parmis les gens de Cafayate, un peu rivaux, il y aura greve. Avec des piquets, comme il y a deux ans. Pour que tous les travailleurs gagnent 30 pesos par jour, fixes. Par sa rapidite et son application, Julian les gagne de toute facon. Pour tous, ce serait mieux. Il y aura alors evidemment un risque plus important que les moins rapides ne soient pas engages. Mais dans l'ensemble, il pense que c'est un progres. D'autres bodegas fonctionnent deja sur ce modele. Apres les vendanges de toutes facons, il louera ses bras a la construction. Puis de nouveau les travaux d'entretien des vignes. Toujours avec la bande des "Quebrantas" de San Carlos, plus ou moins groupee selon les occasions. Toujours avec les memes "caras cansadas" et les memes rires.

Un peu de sang de San Carlos a Cafayate, pour notre plus grand bonheur.