vendredi, septembre 29, 2006

Tout s'écroule

Nous avions pourtant réalisé les études de sol, examiné les plans en détail, recalculé la structure, passé les fondations au filtre des normes internationales, apporté un soin précis à la rigueur constructive, consolidé les murs à l'aide de colonnes additionnelles.

Nous avions rationalisé les techniques spéciales (eau et électricité), revu l'organisation urbanistique en fonction de la vie future et des chemins de terre ouverts il y a un an sur ce terrain perdu, entamé l'étude de modification totale du réseau d'eau usée et d'infiltration. Nous avions contacté compagnie distributrice d'électricité pour négocier et obtenir des conditions très avantageuses, eu égard à la finalité humanitaire et à l'échelle du complexe. Nous avions interrogé une dizaine d'entreprises, retenu les meilleures, affiné les techniques et les prix. Nous avions examiné les contrats avec les compagnies sélectionnées, reprécisé certains termes, imaginé les possibles boliviens, cadenassé les scénarii. J'avais essayé de tout prévoir... Nous étions prêts à signer ce vendredi 29 septembre.

Le matin de ce 29 septembre, un appel téléphonnique en provenance de Hollande et parfaitement clair nous annoncait que le commité international en charge des projets avait décidé de suspendre temporairement celui-ci en raison de son caractère trop éloigné de centre urbain important et donc de personnel qualifié pour y travailler. Les causes mêmes du report n'étant pas modifiables, le "temporaire" résone bizarement pour ceux qui ont travaillé à l'étude et que nous nous avons dû prévenir.

Je ne discuterai pas pour l'heure du bien fondé de cette décision. Je remarque seulement que le terrain a été acheté il y a un an et demi par le directeur nationnal accompagné du fondateur. Les avancées ont été régulières et connues de tous. Depuis un mois, le directeur financier pressait le "Project manager international" un ingénieur mexicain qui, sans que je connaisse l'étendue exacte de aon travail, me parait agréable et bon vivant, mais désordonné et imprévoyant (en raison d'un seul prix unitaire fort bas et sans me le dire, il a appelé l'entreprise avec qui nous allons travailler pour lui dire de "vérifier les prix de tout le lot, qui paraissent bas"; ils ont donc remonté le total de ce lot de plus de 20%...). Il avait enfin répondu à certaines de nos questions, et j'avais tranché les autres interrogations. Nous étions prêts à débuter la nouvelle aventure pour tous ces enfants qui l'attendent. Je pense que c'est regrettable que l'arrêt intervienne le jour de paraphe des contrats, même si je ne peux pas en juger la pertinence. J'imagine que le décès du patriarche il y a quelques semaines et les compétitions internes à l'influence auront influencé l'issue de la scéance décisive.

Je me rappele aujourd'hui le célèbre poème de Kipling que mon père aimait nous répéter lors d'expériences un peu frustrantes. Il possède un côté sérieux, paternel, un peu moraliste, comme parfois d'un père à ses enfants.

Si tu peux voir détruit l'ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,
Ou perdre d'un seul coup le gain de cent parties
Sans un geste et sans un soupir;
Si tu peux être amant sans être fou d'amour,
Si tu peux être fort sans cesser d'être tendre
Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour,
Pourtant lutter et te défendre;

Si tu peux supporter d'entendre tes paroles
Travesties par des gueux pour exciter des sots,
Et d'entendre mentir sur toi leurs bouches folles
Sans mentir toi-même d'un seul mot;
Si tu peux rester digne en étant populaire,
Si tu peux rester peuple en conseillant les rois
Et si tu peux aimer tous tes amis en frère
Sans qu'aucun d'eux soit tout pour toi;

Si tu sais méditer, observer et connaître
Sans jamais devenir sceptique ou destructeur;
Rêver, mais sans laisser le rêve être ton maître,
Penser sans n'être qu'un penseur;
Si tu peux être dur sans jamais être en rage,
Si tu peux être brave et jamais imprudent;
Si tu sais être bon, si tu sais être sage
Sans être moral ni pédant;

Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite
Et recevoir ces deux menteurs d'un même front,
Si tu peux conserver ton courage et ta tête
Quand tous les autres les perdront,
Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire
Seront à tout jamais tes esclaves soumis
Et, ce qui vaut bien mieux que les Rois et la Gloire,
Tu seras un homme, mon fils.

Aspirant à cet "homme" dans son acception "d'humain responsable", mais bien sûr incapable de la sagesse idéale de tous ces mots, je vais continuer le projet avec la même énergie et la même rigueur, pour que ces gamins aient un toit autre qu'un pont ou un stade sous lequel ils se tapent leur colle.
Après avoir redéfini les priorités, et la base même de mon travail.